Le degré de stupidité à gauche.

palim-psao.fr, 19 Décembre 2020

La stupidité est le meilleur allié de l’opportunisme de gauche, la crise actuelle le montre une fois de plus.

Le capitalisme ou la mort ? Dans une entrevue publiée en décembre 2019, le célèbre marxiste américain David Harvey a clairement indiqué, avec une franchise déprimante, en quoi la théorie de Marx peut rapidement dégénérer lorsqu’on ignore souverainement durant des décennies la crise systémique et qu’on ne forme donc aucun concept de crise adéquat[1]. La révolution ? Un « fantasme communiste » a-t-il dit, nous ne vivons plus au XIXe siècle. Le capital, affirme-t-il, est « trop grand pour échouer », il est trop nécessaire, nous ne pouvons donc pas nous permettre de le laisser s’effondrer. D’autre part, il faudrait « maintenir les choses en mouvement », sinon « nous mourrions presque tous de faim ». Il est même nécessaire d’investir du temps pour le « relancer », dit Harvey. On pourrait peut-être travailler lentement à une reconfiguration progressive du capital, mais un « renversement révolutionnaire » est quelque chose qui « ne peut pas et ne doit pas se produire » ‒ et on devrait même travailler activement pour qu’il n’en soit rien. Dans le même temps, le professeur marxiste a finalement constaté que le capital était devenu « trop grand, trop monstrueux » pour survivre. Il serait sur une « voie suicidaire ».

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Le voilà de nouveau, le célèbre médecin de gauche au chevet du capitalisme suicidaire, qui, faute de théorie de la crise digne de ce nom, est obligé de se précipiter pour trouver des explications à la crise, et ne peut que nommer les « inégalités sociales », le « changement climatique » et une critique un peu plate de la croissance comme facteurs réifiés de la crise, qui prend des dimensions véritablement monstrueuses, sans même soupçonner ses causes dans les contradictions internes du rapport-capital, qui se heurte à ses limites internes et externes de développement. Ce tableau pathétique met en évidence, comme sous une loupe de lentille, la misère théorique et pratique d’une gauche obstinée et réellement conservatrice, qui non seulement ignore la théorie de la crise, mais travaille aussi assidûment à la dénoncer et à la marginaliser comme « idéologie de l’effondrement ». Et en effet, Harvey fournit le schéma déprimant du développement de cette dégénérescence idéologique ‒ qui conduit à l’opportunisme et au réformisme.

La crise économique actuelle, déclenchée par les mesures de lutte contre la pandémie, prend des dimensions jamais vues depuis les années 1930. Des millions de personnes meurent déjà de faim aux États-Unis, bien qu’aucune des « révolutions » redoutées par Harvey ne s’y soit produite. La crise climatique a dépassé le point de non-retour, comme l’a montré la vague de chaleur de cette année en Sibérie. Et pourtant, la gauche est dominée par un néo-léninisme archaïque, qui ne voit que des intérêts à l’œuvre partout et qui s’interroge constamment sur le cui bono (« À qui cela profite-t-il ? »), et qui conduit plus exactement, à une simple pensée redistributive sociale-démocrate, dans laquelle on recherche une répartition « équitable » du fardeau de la crise ‒ sans même considérer les causes de la catastrophe actuelle, qui ne devrait être « gérée » que dans le cadre de la gestion sociale-démocrate de la crise. Cela va jusqu’au grand discours social-démocrate, comme celui sur la « justice climatique ».

Il semble presque que la théorie des crises soit particulièrement marginalisée à gauche juste avant le déclenchement d’une crise. Dans ce cas, les apparences ne trompent pas non plus. La crise systémique n’est pas un événement ponctuel, mais plutôt un processus historique de contradiction interne croissante du capital qui se développe par poussées, un capital qui, en raison de la rationalisation de sa propre substance par le biais de la concurrence, se débarrasse du travail créateur de valeur et engendre à la fois une humanité économiquement superflue et un monde écologiquement dévasté. Les épisodes de crise qui gagnent en intensité, dans lesquels la crise se manifeste, sont donc précédés d’une longue phase de latence, dans laquelle le potentiel de crise résultant de l’auto-contradiction du capital s’accumule, principalement sous la forme de montagnes de dettes ou de bulles sur les marchés financiers, qui permettent encore au système une sorte de vie illusoire de zombie.

Vu superficiellement, le capitalisme « fonctionne » dans ses phases d’ascension latentes par la formation de bulles ; il n’y a pas de phénomènes de crise manifestes tant que les bulles boursières, de dette ou immobilières continuent de croître allègrement, et créent une demande financée par le crédit pour une production de marchandises qui est étouffée par sa propre productivité ‒ il n’y a donc plus de crise pour la petite conscience routinière de gauche, tout suit son cours capitaliste avéré. On peut revenir aux bonnes vieilles vérités, et arrêter d’y penser pendant un certain temps. D’autant plus que des régions entières, dévastées et abandonnées par le capital lors de ses accès de crise, partant de la périphérie pour atteindre les centres, sont simplement réifiées après un certain temps (grâce au travail préparatoire de l’industrie culturelle), sont figées dans une « nouvelle normalité », et ne sont plus perçues comme le résultat d’un processus de crise historique. Les Grecs sont aujourd’hui indigents, les « Arabes » vivent dans des États faillis, etc.

Sur cette base, cette étroitesse d’esprit de la gauche, cette réticence à abandonner l’ennemi bien-aimé qu’est le capital, peut maintenant être réduite à une formule exceptionnellement adaptée à son objet insipide, un coefficient de stupidité de la gauche, qui pourrait représenter un indicateur précoce d’un nouveau déclenchement de crise : le degré de marginalisation de la théorie de la crise au sein de la gauche allemande est proportionnel au degré latent de développement du déclenchement de la prochaine crise. Peu avant la prochaine crise, personne sur la scène ne veut entendre parler d’une autre crise.

Ce n’est pas seulement la stupidité qui fait que l’écrasante majorité de la gauche trébuche toujours dans l’ignorance sur la prochaine crise, de sorte qu’entre-temps la nouvelle droite allemande, avec ses plans de renversement poussés à l’intérieur et à l’extérieur de l’appareil d’État, a une « conscience de crise » plus prononcée (qui demande un certain effort). Il s’agit aussi de l’ego aigri des protagonistes de la scène, qui ne peuvent tout simplement pas admettre qu’ils débitent des absurdités depuis des années, en niant carrément le caractère fétichiste et irrationnel de la socialisation capitaliste et en bannissant l’essence du capital en tant que sujet automate dans le royaume des mythes, afin de continuer à poursuivre en surface les fameux « intérêts », qui n’ont pourtant leur rationalité interne étroite qu’au sein du mouvement fétichiste et irrationnel du capital.

Le cui bono léniniste est également gêné par la crise climatique, qui menace non seulement la civilisation humaine mais aussi les principes fondamentaux des entreprises du capital. Ce sont précisément les élites fonctionnelles du capital qui cherchent littéralement refuge dans des bunkers, sur des îles isolées ou, en prévision, sur Mars (Elon Musk) ou la Lune (Jeff Bezos), parce qu’elles sont elles-mêmes impuissantes face à la dynamique destructrice du capital en tant que sujet automate à l’échelle mondiale ‒ et parce que les appareils d’État ne sont plus en mesure d’agir comme des « capitalistes collectifs idéels » et d’assurer la continuité du système par des mesures législatives appropriées, car en fin de compte, avec une législation climatique consistante, le mouvement d’accumulation s’effondrerait. Une réduction significative des émissions de CO2 au niveau mondial n’a jusqu’à présent eu lieu qu’au prix d’une crise économique mondiale (2009), comme l’a clairement montré le récent effondrement dans le sillage du confinement. Les « démonstrations d’hygiène » de la nouvelle droite allemande contre les mesures de lutte contre la pandémie étaient une caricature de ce néoléninisme poussé à sa conclusion logique, on y trouvait au final qu’une recherche désespérée des « intérêts » concrets et des éléments tapis dans l’ombre qui auraient délibérément provoqué la crise actuelle.

L’élan interne à la gauche à vouloir revenir aux « racines », à se concentrer à nouveau sur la lutte pour la répartition au sein du capital, est après tout une réaction à la diarrhée de la nouvelle droite. On veut contrecarrer les simples mensonges fascistes avec des vérités simples sur les capitalistes tout puissants ‒ et on interprète, par exemple, la crise de suraccumulation résultant de la crise systémique comme une simple question de répartition, qui sera résolue par l’expropriation (chez les léninistes) ou par les impôts (chez les socialistes). Les luttes de classes croissantes auxquelles ces courants se réfèrent ne sont cependant que l’expression des luttes de répartition en développement induites par la crise, au cours de laquelle non pas une nouvelle classe prolétarienne émerge, mais la production d’une humanité économiquement superflue, déjà presque achevée à la périphérie du système mondial, et qui progresse également dans les centres. La misère croissante du capitalisme tardif ne fait que refléter les conditions historiques du capitalisme originel.

Pourquoi ce mouvement de croyance dans l’État, essentiellement absurde et anachronique, connaît autant de réussite, alors que la crise a maintenant atteint un tel degré de maturité que même ses anciens détracteurs ne peuvent plus éviter d’incorporer des fragments de la théorie de la crise dans leurs idéologies social-démocrate ou léniniste afin de constituer de véritables constructions frankesteiniennes ? Ici, il faut maintenant demander effectivement le cui bono. La stupidité, le narcissisme et l’aveuglement idéologique constituent une bonne base pour le seul positionnement de gauche qui a un intérêt réel à marginaliser la théorie de la crise : l’opportunisme. Les forces qui considèrent la gauche comme un ticket de carrière en vue d’une coalition Rouge/rouge-vert, et qui en réalité s’entraînent déjà à faire admettre des raisons d’État, doivent marginaliser ou domestiquer tout le « discours de crise » qui ‒ contrairement au débat sur la répartition ‒ il n’est tout simplement pas compatible avec l’establishment politique au sein duquel on veut devenir quelque chose.

Quels sont les résultats d’une théorie de la crise conséquente ? Le dépassement du capital en tant que totalité autodestructrice est simplement nécessaire à la survie. Laissé à son propre fétichiste dynamique, le sujet automate qui s’est déchaîné, achèvera la destruction du monde déjà en marche. Cette maxime de la pratique de crise de gauche est par conséquent non négociable. Il n’y a pas d’autre solution que de tenter une transformation émancipatrice du système. Mais comment peut-on vendre cela dans les médias ou en politique, dans les négociations de coalition ou dans les talk-shows ? Avec la marginalisation de la conscience radicale de la crise, l’opportunisme peut cependant encore espérer imiter Monsieur Harvey, pour tenter d’être un médecin au chevet du capital, ce qui revient en fin de compte à devenir l’acteur de la prochaine administration de la crise. C’est une logique paniquée de « sauve-toi » qui donne à l’opportunisme sa brutalité particulière dans la dernière grande course pour les postes et les fonctions. Comme les bunkers ou les îles privées ne sont pas à prendre, les gens se réfugient dans les appareils d’État en voie d’érosion et d’ensauvagement, ce qui constitue également la base de la foi croissante dans l’État parmi certaines parties de la gauche ‒ préférant ainsi donner des gages à l’appareil plutôt que d’avoir à le subir de l’extérieur.

Tomasz Konicz, décembre 2020.

Original : Krise und Kritik der Warengesellschaft (exit-online.org)

L’auteur, journaliste et auteur germano-polonais publie de nombreux articles dans la presse allemande. Proche du groupe-revue Exit !, il participe du courant de la critique de la valeur-dissociation, un courant international élaborant une critique radicale du capitalisme et du patriarcat fondée sur une lecture novatrice de Marx. Il vient de publier dernièrement, Klimakiller Kapital. Wie ein Wirtschaftssystem unsere Lebensgrundlagen zerstört (Mandelbaum Verlag, 2020).

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