L’année 2013 détient un triste record: depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on n’avait jamais vu un aussi vaste exode d’hommes, de femmes et d’enfants brutalement chassés de chez eux – telle est l’accablante conclusion d’un rapport publié à l’occasion de la Journée mondiale des réfugiés par le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Chaque jour de l’an dernier, 32.200 personnes en moyenne ont dû fuir leur lieu de résidence pour cause de « conflits ou persécutions ». En 2012 ils étaient 23.400 ; en 2011, « seulement » 14.200.
Officiellement l’ONU dénombre un total de 51,2 millions de réfugiés fuyant les guerres, les guerres civiles et les campagnes terroristes à motivation ethnique ou religieuse. Par rapport à 2012, six millions de malheureux sont encore venus grossir cette armée de réfugiés composée pour plus de la moitié de mineurs. La plupart sont des « réfugiés de l’intérieur » ou « déplacés internes », autrement dit des gens qui ont trouvé refuge dans leur propre pays ; selon le HCR ils sont environ 33,3 millions à avoir ainsi été chassés par la guerre civile qui fait rage ailleurs dans un État bien souvent en voie de désintégration. 16,7 millions d’autres, en revanche, ont été contraints de s’exiler de leur pays natal. Et il faut y ajouter 1,2 million de demandeurs d’asile recensés par le HCR dans le monde.
Par suite de la désintégration progressive des structures étatiques qui est en cours à la périphérie et à la semi-périphérie du système-monde capitaliste, dix millions de réfugiés se retrouvent aujourd’hui « apatrides ». Les pays d’origine de cette marée montante d’hommes et de femmes déracinés, ce sont essentiellement les États « en déliquescence » des Proche et Moyen Orients et d’Afrique : sur l’ensemble des exilés, 53% viennent d’Afghanistan, de Syrie ou de Somalie. Les processus de désintégration étatique qui ébranlent le monde arabe n’épargnent pas non plus les pays d’accueil provisoires vers lesquels se dirigent ces masses de réfugiés : en 2013 la plupart d’entre eux végétaient au Pakistan (1,6 million), en Iran (857.000), au Liban (856.000), en Jordanie (641.000) et en Turquie (609.000). Au Liban, où l’on note de la part des autochtones une recrudescence des incursions violentes dans les camps de réfugiés syriens, un habitant sur cinq est aujourd’hui un réfugié. Selon le HCR, en l’espace d’un an les flux de réfugiés au Moyen Orient et en Afrique du Nord se sont accrus globalement de 64%.
S’agissant de l’Afrique Subsaharienne, ce sont la désintégration de la République Centrafricaine et les accrochages répétés sur le territoire post-étatique de l’ex-République « démocratique » du Congo qui ont suscité les plus importants mouvements de fuite. En Centrafrique, quelque 800.000 déplacés internes ont dû fuir les combats et les massacres réciproques entre milices chrétiennes et musulmanes, tandis que 88.000 autres Centrafricains se réfugiaient dans les pays voisins. En RDC, une nouvelle poussée de violence dans la guerre civile qui fait rage depuis des décennies a provoqué au sein du pays le déplacement de près d’un million de personnes. En outre, le HCR signale de grands mouvements de population fuyant le Mali, le Sud-Soudan ou les vestiges de l’État somalien, toutes zones ravagées par les guerres civiles.
En termes de nombre de réfugiés, avec d’un côté comme de l’autre environ 2,6 millions de personnes déplacées, l’Afrique centrale et de l’Est (où les mouvements de population se sont accrus d’environ 7,7% en 2013) et les Proche et Moyen Orients forment donc, et de loin, les principales régions – sombrant en général dans l’anomie – d’où provient le flot montant de réfugiés dans le monde. Pour comparaison : dans les deux Amériques leur nombre est resté stable autour de 806.000.
N’en déplaise aux tribuns de la droite populiste et de l’extrême droite, ce sont précisément les « pays en développement » de la périphérie du système capitaliste qui portent l’essentiel du fardeau que représente cette vague mondiale de réfugiés. Eu égard à leur PIB, des pays comme le Pakistan, l’Éthiopie, le Kenya, le Tchad, l’Ouganda ou le Sud-Soudan se trouvent confrontés à d’immenses défis, sans commune mesure avec les aumônes minimales concédées au faible pourcentage d’hommes et de femmes qui parviennent notamment à gagner l’Europe. Quelque 86% des réfugiés dans le monde ont été accueillis en 2013 dans des pays en développement ; « le taux le plus élevé depuis vingt-deux ans », constate laconiquement le HCR.
Et la politique de l’Union européenne en matière de réfugiés semble conçue pour que rien ne change à cet égard. Le quotidien britannique The Guardian nous apprend qu’on discute actuellement à Bruxelles la création de « centres d’accueil » en Afrique du Nord et au Proche Orient. La Grèce et l’Italie, si l’on en croit un rapport publié début juin, entendraient imposer cette idée au cours de leur présidence. Ces propositions rejoignent tout à fait celles du HCR, qui préconise la mise en place, dans les pays de transit comme l’Égypte, la Libye ou le Soudan, d’installations de grande envergure destinées à « régler » la question des réfugiés, afin d’éviter une « catastrophe humanitaire colossale » en Méditerranée, où, aux dires du Guardian, « des centaines de milliers d’hommes et de femmes » se préparent à tenter la traversée vers le nord. Si l’UE adopte ces plans, les réfugiés se verront parqués au sein de gigantesques camps, dans des pays arabes répressifs ou dont les structures étatiques menacent ruine. Rien qu’en comptant les tentatives de traversées de la Méditerranée que doivent réprimer les garde-côtes italiens, nous pouvons avoir une petite idée de l’énorme augmentation de l’exode en direction de l’Europe que ce système de camps est censé endiguer : dans les quatre premiers mois de l’année 2013, Frontex dénombrait 3.362 incidents de ce type ; en 2014, sur la même période, il y en avait déjà près de 42.000.
Mais il faut s’attendre à ce que les vagues de réfugiés grossissent encore. Les chiffres du HCR n’incluent par exemple pas encore les déplacements de population massifs accompagnant la progression irrésistible de l’archaïque État islamique d’Irak. L’insurrection sunnite et l’effondrement total des structures étatiques dans de vastes pans du pays ont redoublé le « raz-de-marée » de réfugiés de l’intérieur irakiens qui, d’après un reportage de CNN à la mi-juin, représente à présent plus de 1,1 million de personnes. Il faut y ajouter les centaines de milliers d’Irakiens qui fuient vers la Jordanie et le Kurdistan, où ont déjà trouvé refuge quantité d’hommes et de femmes chassés par la guerre civile en Syrie. Une grande partie du Proche Orient paraît s’enfoncer jour après jour dans une guerre civile transfrontalière qui pourrait bien finir par entraîner les derniers États régionaux encore relativement stables dans un océan de guerre et d’anomie.
Car nombre des États qui ont jusqu’ici porté l’essentiel du fardeau que constitue le flot montant des réfugiés – le Pakistan notamment, ou encore le Liban – montrent eux-mêmes des signes d’érosion étatique et sont le théâtre d’un regain d’affrontements aux allures de guerre civile, de sorte que l’on peut craindre ici à moyen terme de nouveaux mouvements de fuite. Pour les masses d’êtres humains expulsés de partout, les innombrables désespérés d’un système-monde capitaliste à l’agonie, il ne restera absolument pas d’autre choix que de chercher à gagner les quelques centres n’ayant pas encore sombré dans l’anomie. Ces hordes de réfugiés qui déferlent en nombre toujours plus grand sont le fruit de la crise mondiale du capital ; s’effondrant sous le poids de ses contradictions internes et externes, celui-ci produit une humanité littéralement superflue.
Les zones de guerre civile transfrontalières, ces zones en expansion qui propulsent aujourd’hui le nombre de réfugiés vers de nouveaux records, se trouvent généralement dans les régions en ruine de la périphérie du marché mondial, régions où la valorisation de capital apparaît irrémédiablement en panne depuis l’échec de la modernisation de rattrapage dans les années 1980-90, et dont les appareils d’État, après avoir perdu les revenus fiscaux qui assuraient leur base financière, subissent à présent un processus de « barbarisation ». La production de hordes de réfugiés par le capitalisme avancé fait suite à celle d’une armée de chômeurs et en prend le relais ; elles sont constituées d’hommes et de femmes qui demeurent exposés au terrorisme du marché mondial, alors même qu’ils et elles n’ont plus rien à y mettre en vente. C’est parmi eux que les gangs et autres milices aveuglés par les idéologies de l’effondrement (islamisme, extrême-droite) recrutent leurs partisans toujours plus nombreux.
De plus en plus de gens voient menacée leur existence même, du fait qu’ils ne peuvent plus assurer leur reproduction par le truchement de la valeur – et qu’ils ne disposent d’aucun autre mode de reproduction. Aussi pouvons-nous considérer les conflits de type guerre civile comme des moments d’une « guerre civile mondiale » (Robert Kurz) qui est le stade ultime de la décomposition du système-monde capitaliste. Les contradictions systémiques de plus en plus aiguës risquent fort de pousser le système-monde capitaliste à une « fuite en avant » irrationnelle vers une nouvelle guerre mondiale, pronostiquait Robert Kurz en 2008 dans son essai « Weltmacht und Weltgeld » [1]. Seulement, étant donné « le degré de mondialisation que nous avons atteint », il se pourrait qu’il ne s’agisse pas cette fois d’une guerre entre blocs de puissances nationalistes-impérialistes pour le « redécoupage du monde », mais qu’il faille plutôt parler d’« une guerre civile mondiale d’un nouveau genre, telle qu’elle s’esquisse déjà , depuis la chute de l’Union soviétique, à travers des guerres de ‚désétatisation†et des guerres pour l’ordre mondial qui n’en étaient peut-être que les prodromes. »
Inconsciemment les acteurs de cette guerre civile mondiale luttent pour une forme nouvelle, postcapitaliste, de socialisation. Aux yeux du théoricien et sociologue de gauche Immanuel Wallerstein, le système-monde est entré au tout début du XXIe siècle dans une phase d’effondrement : après une période de déploiement qui dura un bon demi-millénaire, il atteindrait désormais la limite de ses possibilités d’expansion et succomberait à ses contradictions grandissantes. Le système, d’après Wallerstein, s’apprête à connaître une phase de bouleversements chaotiques, mais on ne peut prévoir ni l’issue du processus ni même le tour qu’il prendra : « L’époque où nous vivons forme la transition entre le système-monde existant – l’économie-monde capitaliste – et un ou plusieurs autres systèmes-monde. Nous ne savons pas encore si ce sera pour le meilleur ou pour le pire. Nous ne le saurons pas avant la fin de cette phase, c’est-à -dire probablement pas avant un demi-siècle. Ce que nous savons, en revanche, c’est que la période de transition sera très dure pour tous ceux et celles qui vont la vivre. […] Ce sera une période de conflits et de graves troubles ». Cela dit, cette rupture historique ouvre en même temps aux structures sociales dans l’impasse des marges de manÅ“uvre pour un dépassement conscient et émancipateur du régime capitaliste en déroute, afin de prévenir une chute dans la barbarie qui se profile déjà à la périphérie. L’actuelle période charnière dans l’histoire mondiale pourrait ainsi voir « le facteur du ‚libre arbitre†atteindre à son maximum », Wallerstein voulant signifier par là que « l’action des individus et des groupes pourra produire sur la future structuration du monde un impact beaucoup plus fort qu’elle ne le fait en temps ’normalâ€, c’est-à -dire au cours de la vie stable et continue d’un système historique » [2].