Corona-crise. Le krach à venir

Le système capitaliste mondial est entré dans la crise la plus sévère de son histoire, dont les conséquences ‒ si cette crise n’est pas rapidement surmontée ‒ pourraient même surpasser la crise des années 1930.

Nous y voilà à nouveau – l’époque du grand « nous » est arrivée. Lorsque le capitalisme tardif, rongé par ses contradictions internes, est saisi par une nouvelle poussée de crise, alors apparaît le moment des grands appels au civisme, à la cohésion et à l’esprit de sacrifice. Tous les détenus d’une société profondément divisée sont pareillement appelés à faire des sacrifices – du milliardaire au salarié en passant par le sans-abri. Il s’agit bien du grand tout d’une fausse totalité lorsque des milliards doivent être consumés sans compter pour soutenir un système destructeur et irrationnel. Mais cette fois, le sacrifice au dieu Mammon semble exiger littéralement du sang. Le capitalisme est ainsi démasqué comme la religion sécularisée que Walter Benjamin décrivait déjà en 1921[1].

Link: http://www.palim-psao.fr/2020/04/corona-crise-le-krach-a-venir-par-tomasz-konicz.html

Du sang pour le dieu du sang

Pourquoi pas sacrifier la vie ? C’est pour une bonne cause, c’est pour l’économie ! C’est bien ainsi qu’on argumente ces derniers temps. Tout le monde devrait faire des sacrifices : c’est par exemple ce qu’exigeait récemment Dan Patrick, vice-gouverneur de l’État américain du Texas, de ses concitoyens. Après tout, l’économie doit continuer à fonctionner. Les salariés devraient donc aller travailler malgré la pandémie, et les personnes âgées, qui meurent plus souvent en moyenne du coronavirus, devraient simplement être sacrifiées pour que les petits-enfants puissent continuer à travailler – plaidait le vice-gouverneur. Le septuagénaire se déclarait lui-même prêt à donner sa vie pour l’économie. Trump lui-même argumente dans le même sens, lorsqu’il dit qu’il ne voit pas son pays « fait pour rester enfermé ». Le président américain parle entre temps de « réouvrir » les États-Unis d’ici Pâques.

En Allemagne aussi, on exige que l’économie ne soit pas ruinée par une vulgaire pandémie. Le journal Handelsblatt[2], par exemple, a récemment publié les expectorations de l’investisseur Alexander Dibelius (McKinsey, Goldman Sachs) qui plaidait lui aussi pour que la machine reparte : « Il vaut mieux une grippe qu’une économie à plat ». C’est précisément dans des phrases cyniques de ce genre, qui ne sont en fait sous les feux des projecteurs de l’opinion publique qu’en période de crise, que l’irrationalisme du mode de production capitaliste, lequel menace la civilisation, devient clairement évident. Le capital est la fin en soi fétichiste d’un mouvement de valorisation sans limites, une fin en soi à laquelle on peut vraiment tout sacrifier.

De tels appels à un véritable sacrifice de sang pour le capital montrent à quel point la situation est dramatique. La crise actuelle est beaucoup plus grave que la crise de 2008/2009. Il semble que, en cas de pandémie prolongée, le système pourrait effectivement s’effondrer du fait de ses contradictions internes croissantes – et ceci bien que la politique fasse tout « comme il faut », selon une perspective capitaliste nationale de simple lutte contre la crise. Le coronavirus n’est qu’un déclencheur qui menace de faire s’effondrer un système instable.

L’économie en chute libre

La seule question qui se pose maintenant est de savoir si les récessions à venir seront pires que le puissant marasme de 2009. A l’époque, l’économie mondiale avait plongé dans la récession suite à l’éclatement de la bulle immobilière aux Etats-Unis et dans l’Union européenne, laquelle n’avait pu repartir que grâce à un programme économique gigantesque et une injection massive de liquidités. Mais cette fois le choc principal vient de la chute rapide de la demande, de l’interruption de la production et de la rupture de la chaîne d’approvisionnement globale[3] – et ceci pourrait potentiellement provoquer une contraction historique sans précédent du Produit Intérieur Brut (PIB) dans les centres du capitalisme tardif du système mondial.

Maury Obstfeld, ancien économiste en chef du Fonds Monétaire International (FMI), comparait récemment la contraction actuelle de l’économie avec les suites de la Grande Dépression des années 1930[4]. La sévérité du ralentissement économique fait que les pronostics correspondants sont rendus caducs à un rythme record. Le deuxième trimestre 2020 pourrait être la pire récession aux États-Unis depuis 1947 ; d’après JP Morgan, il y a un risque de baisse de croissance de 14% par rapport à la même période de l’année précédente ; la Bank of America prévoit désormais une baisse de 12%, tandis que Goldman Sachs[5] s’attend même à une chute catastrophique de 24% dans les trois prochains mois.

Mais c’est le président de la Banque de Réserve Fédérale de Saint Louis, James Bullard, qui exprime l’avertissement le plus impressionnant, lorsqu’il craint une baisse du PIB pouvant atteindre 50% à la fin du deuxième trimestre, par rapport au premier trimestre 2020. Cela entraînerait une montée en flèche du taux de chômage jusqu’à 30% et correspondrait à un recul de 25% de la production économique. A titre de comparaison : durant la Grande Dépression qui a précipité de larges segments de la population dans l’extrême pauvreté, le PIB américain a chuté de 25% au total.

Ce qui est décisif ici est le facteur temps : plus la lutte contre la pandémie dure longtemps, plus le processus de valorisation du capital dans l’industrie productrice de marchandise est largement paralysé, plus la probabilité d’une dépression inscrite dans la durée est élevée, laquelle rendrait économiquement « superflue » une couche importante de salariés ‒ pour les plonger dans une misère menaçant leurs conditions d’existence même. Si le virus « ne disparaît pas magiquement dans les prochains mois », déclarait ainsi James Stock, Professeur à Harvard aux représentants des médias, alors ce pourrait être « comme la Grande Dépression ». On peut déjà sentir en Californie les signes avant-coureurs de cette catastrophe sociale imminente : depuis le 13 mars, en l’espace d’une semaine, environ un million de salariés s’étaient déjà inscrits au chômage[6].

Les appels manifestement absurdes mentionnés plus haut à retourner au travail salarié malgré la pandémie et à se sacrifier pour le dieu de l’argent sont précisément sous-tendus par cette compulsion fétichiste d’une valorisation illimitée du capital. Sans quoi la société capitaliste est menacée d’effondrement, car elle ne peut se reproduire socialement que lorsque les processus d’accumulation réussissent. La production d’une humanité économiquement superflue, laquelle résulte de la crise systémique du capital se déployant par à-coups[7], et qui pouvait être jusqu’ici largement répercutée sur les salariés de la périphérie[8] au cours de la concurrence de crise, frapperait donc les centres de plein fouet si la lutte contre la pandémie devait s’installer dans le temps. « Nous » ne pouvons tout simplement pas nous permettre de nous protéger contre la pandémie dans le cadre des contraintes capitalistes.

Dans l’UE, le calcul à grande échelle des perspectives de sortie de crise a aussi commencé. La Commission Européenne supposait initialement que le PIB de l’Union européenne reculerait de 1%. Mais à Bruxelles, on tire maintenant clairement des parallèles avec 2009. Selon ces prévisions, l’économie de l’UE devrait reculer autant en 2020 qu’à la suite de l’éclatement des bulles immobilières[9], c’est-à-dire lors de la dernière poussée de crise qui a déclenché une crise de l’euro à n’en plus finir : à cette époque, la contraction de la production économique était de 4,5% dans la zone euro et de 4,3 dans l’UE. La secousse que subissent à nouveau les alliances européennes déjà en pleine érosion risque de donner un nouvel élan aux forces nationalistes centrifuges, en particulier dans la zone monétaire. Une véritable mentalité de bandit de grand chemin est en train de s’installer dans « l’Union » européenne, où certains masques chirurgicaux pour l’Italie « disparaissent » subitement en Allemagne[10] ou bien sont simplement interceptés par la Pologne et la République tchèque dans un acte de banditisme étatique[11].

Le pire scénario en Allemagne fédérale prévoit un recul des performances économiques de 20%[12], lequel jetterait au chômage plus d’un million de salariés. L’institut IFO munichois pronostique dans le meilleur des cas un recul de 7,2% du PIB en 2020. « Les coûts devraient dépasser tout ce que nous avons connu de crises économiques et de catastrophes naturelles ces dernières années en Allemagne », prévenait Clemens Fuest, le chef de l’institut IFO. En fonction du scénario, la crise coûterait entre 255 et 729 milliards d’euros. Le chef de la banque fédérale Jens Weidmann argumente dans le même sens lorsqu’il considère comme inévitable la dérive dans une « récession prononcée ». Les conséquences de ces crises économiques à venir sont déjà souvent perceptibles pour les salariés : Volkswagen a envoyé environ 80 000 salariés en chômage partiel[13] en raison de la chute de la demande et des perturbations dans les chaînes de livraison.

Les premières prévisions au niveau mondial, par exemple celles du FMI, évaluent aussi négativement l’évolution de la conjoncture économique ; ici aussi sont établis des parallèles avec le krach de 2008[14]. L’économie mondiale est cependant largement dépendante de la Chine où, selon les premiers rapports, la production redémarre. Ceci pourrait atténuer le krach mondial, sauf que le capitalisme de commando chinois à caractère d’oligarchie d’État ne peut pas jouer le rôle de moteur de la conjoncture économique mondiale, car la Chine a également une dette faramineuse[15]. La dépendance de la « République populaire » aux marchés d’exportation est encore très forte, malgré tous les succès partiels dans le renforcement de la demande intérieure.

Au pays déchu des milliards fantaisistes

Compte tenu de cet effondrement imminent des performances économiques dans les pays du cœur du système capitaliste mondial, il n’est pas étonnant que la politique valse désormais carrément avec des milliers de milliards de dollars. Ils sont pompés dans le système à un rythme dément, comme s’il n’y avait pas de lendemain. Il s’agit en effet pour les élites politiques d’empêcher l’effondrement. Il reste à savoir si ces efforts peuvent prolonger l’agonie du capital par la constitution de nouvelles bulles, comme ce fut le cas au moment de l’éclatement de la bulle immobilière de 2008/2009.

Les dimensions des mesures de soutien sont historiquement sans précédent ‒ surtout aux USA. Le 25 mars, les Démocrates et les Républicains se sont mis d’accord au Congrès sur un programme de soutien économique qui s’élève à deux mille milliards de dollars. Aux États-Unis, l’hélicoptère monétaire qu’on ridiculisait auparavant, c’est-à-dire le versement d’argent aux citoyens en vue de stimuler la demande, est devenu une réalité. Chaque citoyen américain avec un revenu annuel inférieur à 75000 dollars reçoit un don monétaire de 1200 dollars, ainsi que 500 dollars supplémentaires pour chaque enfant. 100 milliards de dollars sont dus à « l’industrie de la santé » privée et dysfonctionnelle, les petits entrepreneurs peuvent compter sur 350 milliards, la grande industrie reçoit 500 milliards afin de se maintenir en vie, 150 milliards sont prévus pour les villes et les communes, etc.

Au sein de l’Union européenne et en Allemagne, les mesures d’austérité imposées à l’union monétaire par Schäuble et d’autres sont en train d’être levées, tandis que la Banque Centrale Européenne a annoncé un gigantesque programme d’achat d’obligations à hauteur de 750 milliards d’euros[16], afin de permettre de manière indirecte, par le détour du marché du capital, le financement public des États en crise passés – et futurs – dans la zone euro. L’Union européenne a entretemps assoupli les règles budgétaires des États de la zone euro, pour promouvoir les investissements publics financés par le crédit, lesquels seront rendus possibles par l’injection d’argent de la Banque Centrale Européenne. Les freins à l’endettement de Schäuble sont levés, à la fois au sein de l’Union européenne et en Allemagne. Pendant ce temps, le ministre de l’Économie, Peter Altmaier, s’est dit prêt à réfléchir à des « mesures non conventionnelles » comme les chèques de consommation, après avoir annoncé la nationalisation de certaines entreprises pour les protéger de tomber entre des mains étrangères.

La République fédérale allemande est en mesure de mettre en place des programmes massifs de relance économique grâce à des années d’excédents d’exportation dans le cadre d’une politique allemande de beggar-thy-neighbour[17] [« ruine ton voisin »], programmes qui – eu égard à leur performance économique – peuvent tout à fait rivaliser[18] avec la gigantomanie américaine. Pour atténuer l’impact économique, Berlin mobilise 750 milliards d’euros au total, non sans contracter une nouvelle dette d’environ 156 milliards. Avec cette dette supplémentaire[19], il s’agit de financer toutes les mesures sociales, les injections de capitaux pour une infrastructure délabrée, comme le système de santé en panne, ainsi que des aides aux entreprises et aux indépendants. Environ 600 milliards[20] d’euros sont prévus pour sécuriser les entreprises allemandes et l’industrie d’exportation, afin de les protéger de la faillite ou d’une mainmise hostile par le biais de la nationalisation ou de prêts gouvernementaux.

Ces milliards ne sont pas grand-chose par rapport aux sommes qui s’élèvent à des milliers de milliards de dollars que les banques centrales doivent injecter sur les marchés financiers affaiblis, pour empêcher le système financier mondial de s’effondrer. Il s’agit surtout d’éviter par-là l’éclatement de la bulle de liquidités[21] qui fut provoquée elle-même par les mesures prises pour lutter contre les conséquences de l’éclatement de la bulle immobilière de 2008/2009. Ce sont justement des bulles financières de taille croissante depuis le milieu des années 1990 (bulle informatique, bulle immobilière, actuelle bulle des liquidités) qui génèrent l’accumulation de la dette publique en augmentation constante, actuellement à hauteur de 322% de l’économie mondiale, sous le poids de laquelle le système mondial, hyperproductif et dépendant de la demande de crédit, menace de s’effondrer.

Les mesures paniques chiffrées en milliers de milliards des banques centrales protègent de l’effondrement cette gigantesque dette accumulée. Ceci concerne aussi bien les 750 milliards annoncés de nouveaux achats d’obligations par la BCE que les mesures chiffrées à 1500 milliards de dollars prises par la Réserve fédérale américaine, pour tenter de corriger le krach boursier américain. En fin de compte, il s’agit d’impression monétaire, appelée « quantitative easing », qui s’effectue dans la sphère financière en achetant des obligations et des « titres » auprès des banques centrales, afin de maintenir le système « liquide » (la hausse du prix des titres provoque un effet d’inflation). La Réserve fédérale n’est désormais officiellement soumise à aucune limite : on y annonçait le 23 mars que les « mesures agressives » étaient nécessaires et que le quantitative easing, c’est-à-dire la planche à billets, serait mis en Å“uvre sans limites[22].

Il n’y a pas d’autre limite que l’horizon – jusqu’à la forte dévalorisation qui pourrait interagir avec le krach économique. Le problème est justement qu’une grande partie de cette montagne croissante de dettes ne peut plus être remboursée si la récession s’installe dans le temps – en particulier en ce qui concerne les prêts aux entreprises. Le château de cartes instable du capitalisme tardif sur les marchés financiers s’effondrerait alors avec des conséquences catastrophiques. Dans les premières modélisations correspondantes, on a pris en compte les dettes des entreprises de huit pays – Chine, USA, Japon, Grande-Bretagne, France, Espagne, Italie et Allemagne. Un choc économique qui ne représenterait que la moitié de la crise financière mondiale de 2008 rendrait impossible le remboursement de 19 000 milliards de dollars de dettes. Cela représenterait 40% de la dette totale des entreprises dans les pays en question. Mais la crise menace en fait de ressembler à celle de 2009 dans de nombreuses régions du monde.

Le marasme économique qu’on essaye maintenant d’atténuer avec l’injection de milliards menace ainsi d’interagir avec les déchets financiers du système financier mondial hypertrophié, ce qui entraînerait sa dévalorisation et un krach irréversible. C’est là le danger de la crise actuelle : la faillite de la montagne de dettes mondiale déclencherait un véritable effondrement. La caste politique s’en est tout à fait rendue compte, c’est pourquoi les vannes de la Réserve fédérale et de la Banque centrale européennes sont à présent ouvertes au maximum.

La demande archaïque de sacrifices pour apaiser les marchés, évoquée précédemment, prend donc vraiment sa source dans la contrainte capitaliste objective. Trump a raison. Si la nécessaire lutte contre la pandémie s’étire dans le temps, il y a littéralement un risque d’effondrement des centres du système capitaliste mondial. L’annonce par Trump que les États-Unis reprendraient leurs activités normales après Pâques ainsi que le « plan de relance économique » décidé sur les marchés financiers américains ont provoqué la plus forte hausse des prix depuis 1933. Le Baal de l’argent accepte avec bonté le sacrifice humain annoncé. Même si des centaines de milliers de personnes devaient crever misérablement, le capital doit recommencer à être valorisé grâce au travail salarié. La nature irrationnelle du capitalisme comme « secte suicidaire folle » (Robert Kurz), comme un culte de mort sauvage et rampant à l’intérieur de la contrainte aveugle de croissance, devient évidente dans de tels moments de crise.

Tout aussi évidente est la nécessité d’un dépassement émancipateur de ce système en train de plonger dans la destruction et la barbarie, dont les thuriféraires se font les grands prêtres de son culte de mort. Il relève en fin de compte d’une pure nécessité vitale de trouver des formes de reproduction sociale au-delà de cette socialisation totalitaire. C’est l’unique exigence raisonnable qui peut être à présent formulée en réaction au désastre en cours.

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